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Fabbrica Design par Martine Bedin


Interview réalisée par Alice Galzin (Radio Nebbia Campus Corte)

 

Alice Galzin : Martine Bedin, qu'est-ce qui vous a intéressé dans ce projet de Fabbrica Design, en tant que designer ?

 

Martine Bedin : En fait ça m'a intéressée, en tant que designer, mais il faut aussi savoir que cela fait plus de trente-cinq ans que j'enseigne dans beaucoup d'écoles, des écoles d'art, des écoles d'architecture, des écoles de design. J'ai enseigné le design, et aujourd'hui le dessin et non plus le design. Et donc, j'ai une partie de ma vie qui a développé une étude critique du métier du designer. Et de mon côté designer, je travaille énormément avec les artisans, pratiquement uniquement avec des artisans. Donc je me demande toujours comment faire pour résister à une société dans laquelle tout ce qui est dessiné est proposé par l'industrie pour le marché.

 

AG : Donc ça va un peu à contre-courant de la société industrielle, finalement ?

 

MB : Voilà, tout à fait. Ça va à contretemps, pas à contre-courant...

 

AG : C'est une alternative ?

 

MB : Je crois que malheureusement, si ça pouvait être une alternative aujourd'hui, ce serait formidable, mais ça n'est pas simplement nous les designers, ou les professeurs, ou les artisans qui pouvons faire quelque chose. C'est très difficile de dire : « achetez plutôt une pièce qui est faite par un artisan et qui coûte dix fois plus cher qu'une 'made in China' ». Donc c'est tout un discours qui devrait déclencher des propositions qui seraient au-delà de nos propres métiers, qui sont surtout des propositions politiques, critiques, éthiques, sur globalement « qu'est-ce que c'est que la consommation ? », « pourquoi on peut acheter autant de choses que ça ? », pourquoi on les jette ? » etc, etc.

Alors dans Fabbrica, ce qui m'a intéressée, c'est d'une part que ça se passe en Corse, et que comme vous le savez, je suis moi-aussi Corse, du Cap, et que ça se passe dans une Corse où les artisans ont pratiquement tous disparu. Il y en a bien sûr quelques uns encore, mais ça n'est certainement pas eux qui fabriquent ce que les corses achètent dans les magasins ou dans les supermarchés. Et on s'est demandé justement, puisque ce n'est pas juste moi, mais toute l'association  et la Fondation Fabbrica, on s'est demandé comment on pouvait stimuler, susciter ici une réflexion sur l'artisanat, qui pourrait donner envie à des jeunes de s'installer non pas comme boutiquiers mais plus comme artisans, fabricants, designers...

 

AG : Et alors, pour les jeunes lauréats que vous sélectionnez chaque année, vous avez des critères, j'imagine ?

 

MB : Oui, on a d'abord des critères de non-sélection ! C'est déjà plus facile. Il faut savoir que les résidences, ça devient presque un métier pour les jeunes diplômés. Il y a des résidences partout, et il y a beaucoup de gens qui jusqu'à trente, trente-cinq ans, jusqu'à l'âge limite des résidences se déplacent d'une résidence à l'autre et ont des expériences formidables, mais sont finalement complètement déconnectés de la vie réelle un moment donné. Or le but d'une résidence c'est de créer un contact entre un territoire, des gens qui sont acteurs de ce territoire, et des designers qui viennent d'ailleurs, si possible, ou à l'intérieur du territoire mais avec de nouvelles idées, pour que quelque chose naisse de cette rencontre. Donc, on a déjà éliminé les « professionnels en résidence », qui dans leur curriculum nous disent qu'ils sont allés au Japon, en Espagne, à droite à gauche... On se dit, bon très bien, il ont déjà fait assez de résidences, nous ce qu'on veut ici ce sont des gens qui viennent avec une vision extrêmement neuve et expérimentale.

Ensuite les critères de sélection sont aussi les projets que proposent les jeunes designers. Il faut bien sûr qu'ils soient diplômés, qu'ils soient libérés de toute obligation universitaire, et qu'ils soient plutôt assez jeunes, de façon à se lancer quand même. On se dit que peut-être cela peut leur servir à eux-aussi, ce qui sera développé ici.

 

AG : Et là, pour Pauline Avrillon, qui a été sélectionnée cette année, qu'est-ce qui vous a intéressé dans son projet ?

 

MB : c'est vrai que j'ai assez l'habitude de lire des dossiers d'étudiants, parce que je suis au contact avec les étudiants depuis de nombreuses années. Et à travers les lettres, les projets proposés, on se dessine en priorité une personnalité. Et ce qui m'a intéressé chez Pauline, c'est que d'abord c'était une fille, et puis ce sera la première puisque jusqu'à présent les lauréats étaient des garçons. Et que je pense que pour une fille, venir à Corte, en hiver, il faut qu'elle soit quand même assez déterminée ! Et les projets, déjà en milieu associatif, de Pauline nous semblaient en tout les cas lui donner ce caractère-là, cette possibilité-là. Et puis après, il fallait aussi que ce soit expérimental, qu'elle propose avec de la céramique de faire des choses qui n'avaient pas été faites avec de la céramique jusqu'à aujourd'hui. Et puis enfin, et surtout, il fallait que le lauréat, c'est le cas de Pauline, ait une expérience dans la céramique. Parce qu'on ne s'invente pas céramiste. On n'invente pas un dessin pour la céramique sans connaître la céramique, et avoir déjà touché la terre, aux fours, aux expériences... Sans être un céramiste soi-même, mais au moins savoir comment ça se passe.

 

AG : Et donc Pauline, à la fin de l'année, devra présenter un prototype ?

 

MB : A la fin des trois mois de résidence. Oui, c'est rapide. Il faut qu'elle présente plusieurs prototypes, ou qu'elle laisse, qu'elle dépose ici en Corse des projets qui vont se faire dans les temps qui sont nécessaires aux céramistes pour les réaliser.

 

AG : Donc le ou les prototypes qu'elle propose vont être réalisés ensuite par les artisans ?

 

MB : Soit par les artisans, soit par elle-même auprès d'ateliers d'artisans céramistes. Il y en a quelques uns qui sont proches de Corte. En tout les cas oui, il faut que les objets, comme les résidences précédentes, soient réalisés, existent, soient utilisables et puissent ouvrir, on l'espère, des possibilités de développement par les artisans locaux, de ces projets-là, de ces prototypes, de variantes, et puis surtout de leur donner envie à tous de continuer à travailler ensemble.

 

AG : Les matériaux qui sont imposés, le bois, le liège et cette année la terre, vont dans le sens du développement durable, de l'écologie ?

 

MB : Je ne suis pas totalement persuadé que ça soit vrai ! Parce que lorsqu'on fait marcher des fours pour cuire des céramiques à haute température, ce n'est pas franchement durable, ça consomme beaucoup d'électricité. Et quand on fabrique des caisses en polystyrène expansé pour expédier des porcelaines extrêmement fragiles, je ne pense pas que ce soit franchement durable. Non, je pense que la manière de choisir ces matériaux, le bois, le liège et la céramique, sont des propositions qui sont possibles en Corse, qui sont possibles dans le tissu local de la Corse. Sachant qu'il y a bien sûr des ébénistes, on en a trouvé beaucoup, il y a une filière bois, peut être un peu moins pour le liège, parce que la filière liège a disparu, mais il y a encore quand même des chênes, donc pourquoi ne pas revenir à cette filière-là, qui a un moment donné a été très importante en Corse. Et la céramique, parce qu'il y a de la terre en Corse. S'il y a de la terre, il y a de la céramique si possible. Et partout où il y a un matériau qui est directement lié à un territoire, alors il peut y avoir une image d'objet qui est directement liée à un territoire.

 

AG : Et pour la terre, est-ce que ce matériau a un avenir pour l'économie locale ? Aujourd'hui, ça paraît un peu dérisoire de se dire qu'on va fabriquer en grande quantité des céramiques ?

 

MB : Je crois que c'est un débat qui est beaucoup plus large que le territoire. Par exemple, je suis en train de monter une exposition à Monte Carlo où il y aura énormément de porcelaines et de céramiques, et ces porcelaines et céramiques dessinées par des designers et des artistes du monde entier ont des valeurs très élevées. Elles coûtent très cher. Pourquoi est-ce qu'elles coûtent très cher, aujourd'hui alors qu'à une certaine époque dans tous les territoires, il y avait un potier qui fabriquait la vaisselle pour tous les habitants d'un village ? Ça coûte très cher parce qu'il n'y a plus de potier, il n'y a plus d'artisan, c'est un métier qui est en voie de disparition, et puis surtout parce qu'il y a des chaînes de production de porcelaines industrielles et automatiques qui inondent le marché. Dire que fabriquer des objets en céramique ou en porcelaine va développer une activité locale, c'est donner beaucoup de responsabilité à un designer et un potier qui vont faire quatre ou cinq formes peut être dans les trois mois qui viennent !

 

AG : Finalement le but n'est pas économique, il est humain ?

 

MB : Voilà, je pense que c'est une remarque très juste que vous faites. Parce qu'à partir du moment où un artisan, un designer, vont avoir du plaisir à travailler ensemble et vont être fiers de ce qu'ils font, vont l'exposer, vont le montrer, il y a une possibilité de développement, dans ce sens-là. C'est à dire qu'il y a la possibilité de dire : aujourd'hui on peut aussi faire des céramiques, on peut en faire de plus en plus et on peut rétablir une économie de production locale, d'objets qui bien sûr ne seront pas exposés dans les supermarchés mais qui pourraient être des objets utiles, des beaux objets, de créer un désir, un vrai désir avec une véritable particularité.

 

AG : Et alors l'objet, le prototype ou les prototypes que Pauline Avrillon devra réaliser, doit être beau et utile ?

 

MB : Il doit être très, très beau, bien sûr ! On doit l'aimer au premier coup d’œil. Il doit être extrêmement bien réalisé, avec la conscience et le respect du faire. Ce n'est pas du bricolage ! Et il doit avoir bien sûr le soucis d'une petite production possible. Et évidemment, ensuite il y a le problème de l'utilité. Alors là vous vous adressez à la mauvaise personne ! Parce que moi, je dessine depuis les années 80 des objets qui ne sont pas franchement considérés comme des objets utiles, même si je pense qu'un objet beau a comme première fonction l'utilité de déranger les objets qui sont moins beaux.

 

AG : Fabbrica Design a aussi une vocation pédagogique. Est-ce que les étudiants de l'Université de Corse, qu'ils soient en Arts ou pas peuvent prendre contact avec la lauréate ?

 

MB : Bien sûr ! J'ai cette année au premier semestre donné un Workshop en Arts plastiques et Arts appliqués à Corte, et il était clair que tout simplement le territoire, c'est tout petit, les gens passent, il y a les ateliers qui sont là, les étudiants sont évidemment bienvenus pour aller rencontrer Pauline, parler avec elle, et elle bien sûr aura certainement envie de collaborer avec les étudiants qui seront par là. Et je dirais, pas simplement les étudiants de design et d'arts appliqués, mais aussi peut-être, et c'est là que Fabbrica Design aurait, et a (parce que je sais que c'est aussi sa fonction et son souhait) une grande responsabilité, c'est de faire en sorte que les étudiants, de mathématiques, d'économie, de linguistique puissent tout d'un coup aller se poser la question sur ces objets: à quoi ils servent ? quel est leur langage ? Comment est-ce qu'on peut justement les réintégrer dans une économie locale et sociale ? Et donc, c'est je crois, profondément, un catalyseur de questions qui sont liées à une Faculté humaniste.

 

AG : C'est vecteur d'échanges ?

 

MB : Vecteur d'échanges et de réflexion.

 

 

 Propos recueillis par Alice Galzin
(de Radio Nebbia Campus Corte et étudiante en Arts plastiques)
 

Illustration sonore : "Stuck Inside Of Mobile With The Memphis Blues Again" de Bob Dylan , qui a donné son nom au mouvement Memphis, co-fondé par Martine Bedin.

JEAN-JOSEPH ALBERTINI | Mise à jour le 21/05/2017