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Le mot de rentrée de la Présidente de la fondation, Francine DEMICHEL

Qu’as-tu fait de ta jeunesse ?

« Impose ta chance/ Serre ton bonheur/ Et va vers ton risque/A te regarder, ils s’habitueront. »
René CHAR

Le capitalisme a besoin que nous menions une vie animale , mais ne se préoccupe pas de notre vie spirituelle : il lui suffit que nous achetions, que nous satisfassions besoins matériels et intérêts .Le marché unifie la figure humaine sous la forme de l’Un consommateur et concurrentiel , individualisable : la forme individualiste du marché est dure, fixe ,sérieuse . Vivre sans idée, telle est l’ambition du marché .Pour refuser le fardeau du marché omniprésent, et ne pas se laisser « asservir au service des biens » (J Lacan), les jeunes doivent créer un monde neuf, généreux, singulier , joyeux, désintéressé ,où l’art et la science ont acquis leur propre légitimité, s’étant émancipés de la symbolique marchande.
Aujourd’hui, la jeunesse n’est plus initiée : on la soumet simplement au marché ( travailler plus pour gagner plus ) : il n’y a plus de transmission , de relai , de devenir, hors du gain financier et du fétichisme de l’argent : il faut « faire carrière » à défaut de donner un sens à sa vie . L’Etat n’est plus un initiateur, ni par l’armée ni par l’école : il a perdu sa fonction d’instance de symbolisation. Il est de plus en plus difficile de penser le père, comme père de la jouissance et comme père de la loi.
La loi du marché n’est plus la loi du père : la répression contre la jeunesse a perdu sa fonction symbolique, car la loi est devenue inexistante et excessive, exclusive de toute puissance symbolique : on offre à la jeunesse le marché, le produit ,la consommation.
Compte tenu du jeunisme ambiant, le père a tendance à imiter le fils, la vieillesse devient invisible.
On assiste plus à la descente des pères qu’à l’ascension des fils. La subjectivité de chacun dépend avant tout de son aptitude à pratiquer la circulation des objets, à condition de rester à sa place, immobilisé par les contraintes sociales et acceptant le dressage qui consiste à se soumettre à l’achat compulsif de produits. Il ne s’agit pas de devenir un sujet mais de pratiquer un « nomadisme immobile » autour des objets (Alain Badiou).
On est envahi par le culte de l’immédiat, par l’expérience violente de l’urgence (no future).
Une partie de notre jeunesse est tenue pour désorientée, errante et violente ; elle fait peur aux adultes et la pratique du soupçon se développe : les lieux où vit cette jeunesse sont tenus pour indignes, infréquentables.
La liberté de la concurrence invite les jeunes à supprimer tous les interdits qui tournent autour de la variabilité des produits .Une étroite oligarchie impose les règles du jeu.
La jeunesse est d’autre part victime de cette idéologie qui pénalise l’échec . Ce refus de prendre le risque de l’échec prouve la déliquescence d’une société qui s’enferme dans la rigidité du principe de précaution. Or la vie , c’est dépasser la peur, prendre des risques avec audace : devenir ce qu’on est ne se fait pas sans le courage de choisir de se projeter à travers les possibles toujours changeants, en devenir , en assumant les échecs .La manière de vivre les échecs dépend entièrement de nous-mêmes, s’il est vrai qu’il existe un réel qui s’impose, qui ne dépend pas de nous .La jeunesse ne doit pas avoir peur d’échouer ; l’essentiel est qu’elle se pose la question : que vais-je faire de ce que je sais ?
Un grand scientifique, Gaston Bachelard, a écrit : « la vérité n’est jamais qu’une erreur rectifiée ». Le seul moyen d’apprendre c’est de rectifier ses erreurs. Savoir rater, refaire, recommencer ; savoir « échouer mieux » .Se tromper permet de découvrir comment marche le monde, le déchiffrer, c’est savoir qui nous sommes devenus, dans ce réel qui comprend à la fois des choses intangibles et des choses à changer. Penser c’est douter, surmonter ses échecs, penser librement sans peur, accepter ses tâtonnements, dépasser ses succès : « La sagesse de l’échec est existentialiste : échouer c’est se demander ce que nous pouvons devenir…essayer de se réinventer le plus possible, mais dans la fidélité à son désir » (Charles Pépin ).
Il est des périodes où le réel bascule, où le devenir fait irruption à l’état pur , où les modes de vie changent, où les danseurs de cordes triomphent . C’est mai, c’est le printemps, c’est la jeunesse vivante de 1968.
« Ce fut un phénomène de voyance …comme si une société voyait tout d’un coup ce qu’elle contenait d’intolérable, et voyait aussi la possibilité d’autre chose. C’est un phénomène collectif, sous la forme : « du possible ,sinon j’étouffe » . Le possible ne préexiste pas , il est créé par l’évènement . C’est une question de vie. L’évènement crée une nouvelle existence. Il produit une nouvelle subjectivité (nouveaux rapports avec le corps, le temps, la sexualité, le milieu, la culture ,le travail …) » Gilles DELEUZE.
Quand on possède la jeunesse, on a la chance d’aimer, de rire, d’inventer l’aventure, de gommer l’aigreur, de trembler de tendresse, dans toutes les couleurs du soleil.

FRANCINE DEMICHEL
Présidente de la Fondation de l’Université

ANTEA GALLET | Mise à jour le 24/09/2018